Loi de frustration minimale

A) Le français et l’éthique

Disons-le tout net : nous ne supportons pas que l’on « matraque » le français, car, à utiliser les mots comme on veut mais n’importe comment, l’on produit finalement des contre-vérités qui ont toutes les apparences de la vérité : n’est-ce pas la définition-même du mensonge ? Autrement dit, le respect de la langue touche à l’éthique, et c’est pourquoi ne pas la respecter nous hérisse si vite le poil.

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Onfoncedanslemur découvrant avec stupeur des mots tordus dans sa gamelle

Il y a cependant bien d’autres raisons :

  • La langue permet de dire tout ce que l’on veut sans qu’il soit besoin de faire un mésusage des mots.
  • Un mésusage dénote un problème sur lequel l’auteur se serait spontanément arrêté s’il avait cherché à être clair et précis. C’est pourquoi il est révélateur d’une pensée bâclée.
  • Cette « pensée bâclée » ne pouvant être comprise car elle recèle une erreur, donne lieu, chez les lecteurs qui ne la voient pas, à une « interprétation bâclée » fondée sur des préjugés que des millions de gens sont susceptibles de partager.

B) Un cas de conscience

Nous allons voir maintenant un nouveau cas, parfaitement légitime celui-là, et dans une construction fort intéressante. Elle vient d’un lecteur qui a osé nous contester en disant :

« L’éthique n’existe pas « nulle part » , elle existe dans notre conscience , évidement enlever çà de l’équation , c’est une simplification outrancière . »

Cet emploi du mot conscience confirme notre petite théorie exposée dans « L’être et le lieu » : il suffit d’assigner un lieu, (« notre conscience ») à un être, (« l’éthique »), pour le « faire exister », car « tout ce qui est, est quelque part ». Il n’en faut pas plus, c’est conforme aux usages, et ce n’est pas une erreur : l’éthique existe aussi dans les textes, dans certaines pratiques et dans les institutions qui sont tenues de la faire respecter.

Mais si l’éthique existe de façon si évidente, comment soutenir qu’elle n’existe nulle part ? Tout vient du fait que ce n’est pas exactement la même dans les deux cas : celle à laquelle pensait notre lecteur n’est que de la métaphysique. Elle se manifeste « concrètement » à la conscience via le surmoi qui joue le « rôle de modèle idéal, de juge, de censeur en opposition aux désirs ». Mais hors la conscience et les discours, peut-on dire qu’elle existe ? Oui, dans les faits, actes et buts jugés éthiques, mais ceux-ci pèsent zéro dans la marche du monde.

C) L’éthique personnelle

Récemment invité sur la Cinq, le moine bouddhiste et philosophe Matthieu Ricard a pu affirmer que l’énorme majorité des humains sont « bons » : oui, mais cette quasi universalité de la bonté humaine ne touche guère que les relations personnelles. C’est la bonté « naturelle » des gens « normaux », ceux qui prennent soin de leurs proches ou des personnes à leur charge, qui n’agressent personne, etc. A cette petite liste des « bons comportements », s’ajoute désormais le souci de la nature et des autres espèces, mais cela reste marginal.

D) L’éthique sur la scène publique

Le monde regorge d’institutions de tailles les plus diverses, publiques ou privées, nationales ou internationales, dont la raison d’être répond à des besoins éthiques. Chacune contribue à « la marche du monde » mais comme l’huile dans les rouages, car le système vous veut du bien, (comme le Parti en Chine), mais de façon sélective, sur le modèle de l’extrême-droite qui exclut de la solidarité tout ce qui n’est pas « de souche ». 

E) L’éthique dans la marche du monde

Il reste maintenant à expliquer pourquoi l’éthique ne joue aucun rôle dans la marche du monde, car c’est cela qui justifiait la formule radicale : « l’éthique n’existe nulle part ».

La première raison tient au fait que le monde est soumis aux intérêts des acteurs les plus importants, lesquels comptent de vastes entreprises criminelles. Cela surgit à chaque nouveau scandale, (« sang contaminé », « dieselgate », « Lactalis », etc.), mais ces manquements à « l’éthique officielle » définie par des normes cachent un mal plus profond : l’absence d’éthique dans les théories économiques.

Une absence fondamentale masquée par un ersatz : la maximisation des échanges. Se croyant éthiques, (comme quiconque se tient à la surface des choses), les économistes ont cru pouvoir énoncer les « bons » principes pour une « économie florissante » censée faire « le bonheur de tous ». Aussi ont-ils pondu cette théorie-phare bien connue : la « loi de l’offre et de la demande ».

« Alfred Marshall (1842-1924) et son livre de 1890 (…) en propose[nt] une représentation graphique devenue universelle : la courbe de demande décroît lorsque le prix augmente, la courbe d’offre suit le mouvement inverse et il arrive donc forcément un moment où les deux courbes se coupent, déterminant ainsi un prix et une quantité d’équilibre. N’est-ce pas l’évidence ? »

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Il n’importe pas ici de savoir si elle est vraie ou fausse, sensée ou insensée, mais de comprendre que cette « quantité d’équilibre » est « optimale » dans la mesure où elle correspond à un prix qui permet à un maximum de vendeurs de vendre à ce prix, et à un maximum d’acheteurs d’acheter à ce même prix.1 Autrement dit, par rapport à toute autre loi ou règle de calcul, elle minimise la frustration dans les deux camps en maximisant le nombre d’achats/ventes.2

Il s’agit donc d’une « loi de frustration minimale » selon notre interprétation, et en cela elle peut paraître éthique et « juste ». Mais cette manière de concevoir le « bien » ou le « bon » ne repose sur rien. Rappelons que l’éthique est censée faire barrage au Mal et ouvrir les vannes au Bien par la seule connaissance d’icelle : autrement dit, elle doit permettre de prédire si un choix est éthique ou non. D’où la question : qu’y a-t-il dans cette loi qui permettrait de décider qu’il est éthique de s’y soumettre ? Strictement rien.3

Toute la « pensée » économique ayant été orientée par cette « loi », – dont le grand mérite semble d’avoir fait sortir l’éthique de son champ -, pour produire le capitalisme que nous connaissons, on peut en conclure que l’éthique n’existe pas dans le capitalisme et sa production. Il faudrait peaufiner, mais bon, cela justifie assez bien que « l’éthique n’existe nulle part » puisque le capitalisme est désormais partout.

Paris, le 7 novembre 2018

EDIT le 10 novembre : citation sur la loi de l’offre et de la demande :

« L’économie politique est manifestement objective, au moins quant aux lois principales. Et ces lois ont la force des lois physiques. N’a-t-on pas vu échouer toutes les émeutes de la Révolution, tous les décrets établissant le maximum, créant d’autres entraves encore au libre jeu des principes de notre science, devant la grande loi économique de l’offre et de la demande, la seule, cependant, qui soit aujourd’hui vraiment comprise de tout le monde ? » (Leroy-Beaulieu)

1 En dessous du prix d’équilibre, il y aura moins de vendeurs, et au dessus moins d’acheteurs. Et un vendeur donné vendra moins au-dessus du prix optimal et plus au-dessous, mais dans les deux cas à un prix non optimal => manque à gagner (en principe).

2 Il va sans dire que les difficultés pratiques de cette « loi » ont été étudiées et résolues sous toutes les coutures par nos chers économistes.

3 Question subsidiaire : le bon vieux marchandage n’était-il pas plus éthique ?


Illustration : « Orthographe : les jeunes ont le langage SMS »

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Un commentaire sur “Loi de frustration minimale

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  1. Je préfère l’approche sociobiologique : nos comportements s’expliquent par la survie de nos gènes (selon la sélection du groupe). De la en découle que l’humain n’est ni bon ni mauvais, ni éthique, ni moral : il survit. Pour maximiser les chances que le groupe perpétue ses gènes, en découle la coopération, la compétition, les règles de « morale » (très expliquées par la théorie des jeux, cf TitForTat par exemple), l’altruisme (au sein de son groupe), les guerres (compétition inter-groupe), etc…. Est-ce que c’est « éthique » ? aucune idée. C’est. C’est déjà pas mal.

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